Les émotions dans le monde du travail

  • Les émotions dans le monde du travail

    Les émotions dans le monde du travail


    Dans le travail, autant que dans toute autre sphère de la vie, toutes les émotions et sentiments sont présents. Nous pouvons vivre la peur d’avoir un accident, d’être au chômage et d’être licencié ; nous pouvons avoir peur de notre manager, de ne pas être compétent ; nous pouvons vivre de la colère devant les injustices manifestées par un collaborateur, un hiérarchique ; connaître la colère liée au manque de respect montré par un client, nous sentir triste de la fin d’un projet, du départ d’un collègue, ou encore surpris et joyeux d’être retenu pour un appel d’offres.
     
    Tous les sentiments sont également présents : la fierté d’un travail bien réalisé, d’une promotion, d’une lettre de satisfaction d’un client, la honte d’être humilié en public ou devant les collègues, la culpabilité d’avoir mis un collègue dans l’embarras, la jalousie, le mépris envers des comportements inadéquats…
     
    « Les émotions sont une partie intégrante et inséparable de la vie organisationnelle de tous les jours. Depuis les moments d’anéantissement ou de joie, de peine ou de peur, jusqu’à la sensation permanente d’insatisfaction ou d’emprisonnement, l’expérience au travail est saturée de sentiments » (Ashforth et Humphrey).
     
    Toutes les situations, les rencontres, les discussions, tous les échanges que nous vivons dans le cadre professionnel sont accompagnés d’un contexte émotionnel, quelquefois fort, qui va entraîner des comportements que nous allons regretter ; quelquefois plus doux et léger, qui va éclairer et accompagner le déroulement de nos actions, colorant la suite de la relation.
     
     

    Souvent les émotions sont l’effet même du travail

     
     
    C’est le cas pour tous les professionnels dont le métier s’effectue dans la relation. Une infirmière qui voit mourir un patient, un enseignant qui constate que certains de ses élèves ont abandonné l’idée de réussir peuvent ressentir de la tristesse, du désespoir, de la colère. Un professionnel du service après-vente, un chauffeur de bus qui font face à l’agressivité des clients peuvent ressentir de la honte, de l’humiliation. S’ils peuvent être exprimés, ces émotions ou ces sentiments pourront nous entraîner à apporter des changements dans la situation, ou à porter sur elle un regard nouveau, ce qui nous amènera à ressentir du soulagement ou de la tranquillité.
     
    C’est particulièrement le cas dans les périodes de fort changement organisationnel. Les recherches récentes (2013) de Catherine Remoussenard et David Ansiau montrent que :
     
    « les émotions sont au cœur de la conduite du changement, pouvant jouer un rôle de freins ou de leviers en fonction des choix managériaux » et qu’elles « sont reliées au stress et aux tensions psychologiques, dans la mesure où stress et tensions psychologiques vont solliciter les individus sur le plan émotionnel ».
     
    Dans les groupes et les équipes, l’absence de prise en compte des émotions augmente l’épuisement au travail, les conflits, le retrait de la relation, l’insatisfaction et le manque de motivation. L’absence d’expression et de régulation des émotions et sentiments induit les bruits de couloir, les commérages, les insinuations, les frictions entre les sous-groupes et l’agitation envers le leader.
     
     

    Expression des émotions et jeux de pouvoir

     
     
    L’expression brute des émotions quant à elle peut être caractéristique des systèmes de domination, ou mener à ces systèmes, comme dans cette entreprise où les managers hommes peuvent dans certaines circonstances « crier » en réunion et générer de l’inquiétude, de l’évitement et de l’obéissance auprès de leurs collaborateurs et collaboratrices. Dans d’autres groupes, chaque manifestation émotionnelle « forte » vaudra à la personne d’être taxée d’hystérique, ou de personne hyper-émotive, elle sera jugée et cela l’amènera à ressentir de la honte pour sa manière d’exprimer les émotions.
     
    Ces disqualifications vont peser sur l’estime de soi de la personne et son engagement dans les relations futures.
     
    Il me revient en mémoire, une situation vécue comme jeune professionnel, dans une entreprise dans laquelle je venais de passer une année comme stagiaire du service de recherche et développement. À la fin de l’année, un pot d’au revoir est organisé, les collègues se sont cotisés pour m’offrir l’intégrale des disques de Brassens et de Brel (nous sommes dans le tout début des années 1980). Au-dessus de ces cadeaux, une enveloppe siglée du logo de l’entreprise. Après les discours et remerciements, à l’ouverture des cadeaux, l’enveloppe contient un chèque équivalent à trois mois de salaire et un mot de remerciement du DG. La gratification est très importante, je suis touché et je verse des larmes. Le commercial de l’entreprise juste à côté de moi, me glisse à l’oreille : « tu es trop sensible, Daniel, trop sensible. » À ce moment j’ai le souvenir d’avoir pensé que je faisais quelque chose de mal.
     
     

    Croyances concernant les émotions dans le cadre du travail

     
     
    Avant de lire la liste qui a été élaborée par des managers intermédiaires lors d’une formation, prenez le temps de faire votre propre liste.
     
    Petite liste de « petites phrases » :
     
    - « Les émotions/les problèmes personnels doivent rester au vestiaire. »
    - « Il ne faut pas mélanger les affaires et les sentiments. »
    - « Il faut savoir se protéger des autres, les autres chercheront toujours à te manipuler, t’exploiter », variante : « Ne montre pas tes peurs, les autres les exploiteront. »
    - « Dans le boulot, ce qui compte c’est l’activité, le temps que l’on passe à produire. »
    - « Il ne faut pas aimer son équipe pour être un bon manager, il faut savoir garder la distance. »
    - « On n’est pas là pour faire de la psychologie. »
    - « On n’est pas chez les Bisounours. »
    - « Les émotions brouillent la pensée », « la peur paralyse », « la colère est mauvaise conseillère. »
    - « Il est indécent de se montrer en spectacle. »
    - « Pour s’en sortir dans le monde du travail, il faut être un animal à sang froid. »
    - « Si on commence à avoir peur de tout, on ne s’en sort plus. »
    - « Moi je n’ai pas le temps pour les états d’âme. »
    - « Gueuler un bon coup ça soulage », « c’est normal de s’engueuler quand on travaille ensemble. »
    - « On ne va pas rester toute la matinée sur cette réussite, faut se mettre au boulot. »
     
    En fait, cette vision est de plus en plus remise en cause par les chercheurs en sciences sociales. Comme le dit Ursula Hess (2003) : «Les gens sont émotifs. Hebb n’a-t-il pas un jour dit de l’être humain qu’il était “l’animal le plus émotif qui soit”.
     
    Il n’est donc pas surprenant que les gens ressentent des émotions au travail. En fait, ils éprouvent de la colère envers leurs collègues, leurs supérieurs et leurs ordinateurs. […] En même temps, les gens tombent amoureux au travail, jalousent leurs collègues, craignent d’être intimidés par leur équipe de travail et ressentent de la fierté à l’égard d’une réussite. En fait, les émotions sont présentes au travail autant que dans toute autre sphère de la vie.
     
    Bien sûr si les émotions dites négatives (peur, colère tristesse et les sentiments qui leur sont liés) sont principalement méconnues dans les entreprises, certaines cultures ne permettent pas non plus de fêter les réussites, de célébrer ce qui mérite de l’être et conduisent ainsi à reléguer la joie et ses dérivés au second plan. Nous verrons combien ceci peut nuire à la confiance au sein des groupes, à la motivation des personnes et au fonctionnement coopératif des groupes.
     
     

    Culture managériale empêchant la libre expression des émotions

     
     
    Dans de nombreuses organisations, des éléments de contexte vont venir soutenir les croyances concernant la proximité relationnelle, l’expression des émotions.
     
    La création de compétition entre les professionnels nécessite que chacun garde des informations par-devers lui, ainsi que ses stratégies, ses manières de faire… Ce qui conduit à éviter les échanges qui ne sont pas purement utiles et à communiquer de manière calculée et tactique, sans spontanéité… Dans ce cadre, il n’est pas possible de construire une relation qui amène à l’intimité, à la proximité relationnelle, à l’expression des émotions et des sentiments. Le management par la récompense génère de la compétition plutôt que de la coopération. La compétition provoque de l’excitation, mais peu de joie, ou du moins, pas de manière durable.
     
    Le management par la peur empêche l’expression vraie de son identité, elle entraîne à la suradaptation, c’est-à-dire à des comportements que l’on croit attendus par l’autre, sans que l’on ait partagé réellement sur ses attentes envers nous (la suradaptation s’apparente à une forme de lecture de pensée qui nous amène à nous comporter d’une manière qui ne répond ni à nos besoins, ni à nos désirs). Lorsqu’un collaborateur a peur d’être en relation avec son manager, il est fort possible qu’il cherche par différents moyens à diminuer cette peur. Pour cela, il pourra être encore plus conforme aux règles et à l’étiquette (les règles implicites de comportement) que cela n’est nécessaire, éviter toute rencontre, ou surdétailler chacun des rapports qu’il lui remettra, évitera de prendre décisions qui pourraient être remises en cause. Cette pression interne l’empêche plus que sûrement d’accéder à une expression spontanée de ses envies, ses besoins, ses émotions, sa façon de voir le monde.
     
    Dans cette grande entreprise industrielle, la culture est historiquement masculine, les managers de premier rang ont des formations prestigieuses et un parcours qui les a emmenés dans de nombreux pays, avec de très grandes responsabilités et beaucoup de pouvoir. Au siège social, le management par la peur s’observe dans les éclats de voix qu’ils ont dans les réunions. L’observation montre que seuls les deux premiers niveaux hiérarchiques (directeurs généraux/directeurs) ont la possibilité de le faire. Ni les femmes managers, ni les managers intermédiaires ne peuvent exprimer aussi vivement de la colère ou de l’agressivité. Le résultat en est, une absence de parole claire dans les réunions, des silences, une information exclusivement descendante, peu de créativité.
     
    Dans cet EHPAD, la directrice menace régulièrement ses salariés de chômage, avec des phrases du type « il y en a 10 qui attendent pour votre poste », des gestes de doigts pour indiquer un travail à faire, des dévalorisations devant les familles des résidents. Le résultat en est un renfermement sur la tâche et l’absence de coopération au sein de l’équipe pour le bien du résident.
     
    De nombreuses cultures managériales recherchent l’employé non soumis aux émotions, en espérant par cette croyance et prescription maintenir l’émotion dans la sphère privée, à la porte de l’entreprise. Cacher l’émotion conduit à la stocker. Stockées, les émotions génèrent des pathologies psycho-corporelles, une démotivation des professionnels, un retrait de l’activité, de la souffrance et, lorsque le seuil est atteint, des passages à l’acte tels que démission, absences, coups de gueule. Au contraire, vivre et exprimer sous une forme adéquate ses émotions constitue une part importante de l’autonomie, de la spontanéité et de la liberté de chacun.
     
    Absence d’éducation émotionnelle : dans notre société, il existe encore peu d’éducation à l’émotion dans les classes, bien que des expériences soient menées en maternelle ou en primaire. Il en est souvent de même dans les familles, quelquefois les émotions proviennent de la relation enfant – parents et donc difficiles à exprimer, lorsqu’elles sont envahissantes ; quelquefois les parents sont mal à l’aise avec le contexte de l’émotion (la relation amoureuse des enfants, la relation aux instituteurs, au savoir). Les émotions constituent un domaine complexe de la vie des personnes, par manque de connaissance, d’acquisition de compétences et d’expérimentation positive. Il en est de même dans les organisations.
     
    Dans les contextes de travail, de vie de groupe, les émotions sont quelquefois habilement gérées, utilisées pour résoudre les tensions, traiter les sujets qui le méritent, exprimer ses besoins ; mais souvent elles peuvent être contrôlées, refoulées, cachées, utilisées pour manipuler, regardées avec méfiance, objet de croyances. Les institutions peuvent être effrayées par les émotions et tendent à les contrôler, les réduire, les supprimer.
     
    Ce manque d’éducation aux émotions peut entraîner certains d’entre nous à culpabiliser dès qu’ils vont montrer une émotion, qu’ils relativiseront ou dont ils diminueront l’importance. Une technique simple est d’affirmer que « nous sommes fatigués en ce moment ».
     
    Julie est une jeune responsable dans une chaîne de magasins de vêtements créée par son père. Elle vient voir un coach sur les recommandations de sa mère pour « apprendre à devenir un vrai manager ». Sous-entendu : apprendre à ne plus pleurer lorsque quelqu’un lui dit quelque chose de désagréable. Elle formule de nombreux reproches sur son attitude : il ne faut pas pleurer pour rien, je suis trop sensible, on ne peut pas être manager si on pleure pour rien… Elle répète de manière régulière qu’elle est fatiguée en ce moment.
     
    Lorsque le coach explore depuis combien de temps elle a l’impression de vivre cette situation, Julie parle de plusieurs mois. Puis, lorsqu’il explore avec elle la situation de tension qu’elle vit, il apprend que sa belle-mère (la nouvelle épouse de son père) est la responsable régionale de la structure, que leurs relations sont tendues depuis qu’elle est toute petite, qu’elle est très exigeante avec elle, plus même qu’avec les autres responsables de magasins. Julie pourra prendre conscience que la relation est compliquée par le lien familial, par les timbres psychologiques (émotions non exprimées stockées pour un usage ultérieur), leur histoire commune. Elle identifiera aussi qu’elle n’a jamais parlé à son père de ce qu’elle vit. Avec son coach, elle apprend à accepter ses émotions comme des indicateurs importants, mettant en évidence des histoires essentielles de sa vie.
     
     

    Responsabilité organisationnelle

     
    Par leurs actes, les organisations ont une influence significative sur la vie des personnes qui y travaillent. Les managers ont un devoir d’assistance envers les salariés « qui sont payés pour » supporter la colère, la peur, la tristesse des clients et usagers. Il leur appartient d’identifier les métiers qui sont concernés, leur localisation dans l’entreprise, d’accepter d’écouter leurs plaintes, de permettre le partage des émotions réellement ressenties, de leur apprendre à dissocier rôle et personne, puis de développer des méthodes de soutien appropriées (organisationnelles et relationnelles), pour que chacun soit payé pour un travail sans souffrance inutile.
     
    Dans cette clinique, qui dispose d’un bâtiment avec une vue sur la mer, l’attribution des chambres est devenue un enjeu majeur pour les hôtesses qui accueillent les patients. Lorsque les patients entrent à la clinique, ils réclament une chambre avec vue sur la mer, en disant « le chirurgien me l’a promis », ce qui est peut-être vrai ou pas. La frustration vécue par les patients, lorsque les personnels de l’accueil leur disent que ce n’est pas possible se traduit en agressivité, quelquefois en violence verbale : « Vous êtes incompétentes, c’est quoi ce bordel… », et en insatisfaction pour les patients et pour les hôtesses.
     
    Il reste à développer dans les organisations un contexte, une culture permettant une expression congruente des émotions, une acceptation de relations plus proches qui sont liées au partage des émotions. L’apprentissage émotionnel constitue un élément essentiel dans la lutte contre le stress, c’est donc un challenge pour bon nombre d’organisations dans le cadre de la prévention des Risques Psycho Sociaux et du développement du bien-être au travail. Parler des émotions dans les organisations, développer des programmes de sensibilisation et de formation, permet de prendre conscience que nous sommes tous semblables sur ce plan (même si nos ressentis et leurs impacts sont différents pour chaque personne). Nous vivons tous des émotions.
     
    « […] Il devient plus facile d’aborder un gestionnaire, de demander à un membre du personnel de fournir un effort plus grand ou de comprendre que l’irritabilité d’un collègue n’a rien de personnel. Les émotions sont un bon moyen de mettre les personnes sur un pied d’égalité ; utilisez-les pour vous rassembler plutôt que pour vous diviser » (Segal, 1997).
     
    Plus généralement la réflexion sur la place des émotions peut venir colorer l’ensemble des actes de management :
     
    « Les frustrations et les passions quotidiennes – ennui, envie, peur, amour, colère, culpabilité, engouement, embarras, nostalgie, anxiété – sont profondément liées à la façon dont les rôles sont appris et joués, dont le pouvoir est exercé, dont la confiance est maintenue, dont l’engagement est formé et les décisions prises. Les émotions ne sont pas simplement les contributions indirectes de ces processus organisationnels, et de bien d’autres ; elles les caractérisent et les informent à la fois » (Fineman, 2000 ).
     
     

    Pour aller plus loin

     
     
    Daniel Chernet : Peur, colère, tristesse, joie : coacher les émotions – Eyrolles 2016, sortie le 20 octobre 2016

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